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Ce mot, « Pardon »

*Ceci est un exemple préliminaire et un test destiné à présenter la conception graphique, la mise en page et le contenu du magazine Búsquedas.

Autrice: D. M. Dooling1
Traduction: Roberto Jimeno Collante2

A la question de savoir ce qu’était Dieu, René Daumal répondait : « Je vous jure qu’il me faut beaucoup d’efforts pour parler de Dieu. Ce mot est un bruit que je fais avec mes lèvres ou un mouvement de mes doigts quand je bouge ma plume. J’ai honte de prononcer ou d’écrire ‘Dieu’. Je ne dois pas parler de l’Inconnu de peur de mentir, ou bien je dois parler de l’Inconnu parce que je suis né de lui et que je suis obligé d’en être le témoin. C’est cette contradiction qui anime mes meilleures pensées»3.

Le mot « pardon » appartient aussi au divin. C’est un acte de Dieu, quelque chose d’autre, quelque chose qui ne nous appartient pas et qui, si nous ne le comprenons pas, n’est qu’un « bruit que nous faisons avec nos lèvres ». Son altérité est dans son nom même : pardonner signifie accorder (en anglais, « forgiveness » vient du mot « give », qui signifie donner, et il en est de même en français : « pardonner », de donner, et en espagnol, « perdonar », de « donar »). Il ne s’agit pas de donner, mais de recevoir : cet acte ne peut être créé par l’être humain et la seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’il nous dépasse et que nous ne parviendrons jamais à en connaître le sens réel. Néanmoins, nous parlons de pardon, comme le fils prodigue qui revient vers son père tout en sachant qu’il en est indigne. Comme lui, nous éprouvons un jour ou l’autre le sentiment d’être exemptés de la culpabilité, d’être acceptés et embrassés avec toute notre indignité. Qu’est-ce que nous recevons ? Que voulons-nous dire lorsque nous prononçons ce mot « pardon » ? 

Si nous prenons le pardon dans son sens le plus large, nous pouvons le considérer comme un processus de transformation ; un don qui nous vient d’en haut et qui est accueilli par ceux qui y sont ouverts. C’est la « grâce divine », c’est la miséricorde, et les deux expressions signifient la reconnaissance. Lorsqu’un don est reçu, un échange a lieu : c’est comme si le péché et le pardon étaient acceptés et comme s’ils fusionnaient et se transformaient d’une certaine manière, acquérant une nouvelle qualité. Ainsi, une nouvelle vie émerge ; le passé n’a pas été supprimé, il n’est pas terminé, mais il a été transcendé et un nouvel éveil est possible. 

Mais en fait, ce n’est pas ainsi que l’on parle généralement du pardon. Son sens commun est très proche de celui de l’oubli. On dit « pardonner et oublier » comme si les deux étaient inséparables. Le pardon auquel on se réfère habituellement signifie que les offenses et les torts sont oubliés, comme s’ils avaient disparu ou ne s’étaient jamais produits. Mais quand on oublie, qu’est-ce qui peut changer, comment une nouveauté peut-elle apparaître ?

Si pardonner correspondait à oublier, il serait plus facile de croire qu’il s’agit d’un acte dont les êtres humains sont capables, car l’oubli est facile pour l’humanité, mais en réalité, nous sommes incapables d’un acte d’acceptation et d’échange aussi large, à moins que quelque chose de plus grand que nous n’agisse à travers nous.

La fausse concordance entre ces deux mots nous aide à nous convaincre que les erreurs et les fautes peuvent et doivent être pardonnées-oubliées. Nous gardons l’étrange illusion que nous devrions nous débarrasser de nos problèmes plutôt que de les résoudre, ce qui est sans doute dû au fait que nous mettons l’accent sur le « faire » plutôt que sur l’« être ». Mais c’est précisément en faisant face à ce qui s’est passé, en s’en « souvenant », que la possibilité d’un soulagement apparaît et que l’échange et la transformation qui se produisent dans le pardon portent leurs fruits. Certainement, les Églises ont contribué à la confusion générale en ne clarifiant pas suffisamment (voire en ne comprenant pas suffisamment) leurs propres doctrines de la contrition, de l’absolution et de la rédemption. C’est le « pécheur » plutôt que le « péché » qui a besoin de pardon ; c’est la personne, que nous confondons souvent avec ses actes, mais dont l’être est bien plus que cela, qui a besoin de pardon. Je peux « juger » tes opinions, tes actions extérieures, tes productions, tes actes, etc. par rapport à toi et à notre but commun », dit Daumal à son ami, «mais je ne peux pas te juger toi, le toi, qui est une personne»4

Walter de la Mare écrit dans l’épilogue des Mémoires d’un pygmée : « Je suis sûr d’une chose : il ne sera pas possible de me libérer, de m’échapper de ce monde, si je ne peux pas en accepter la moindre parcelle dans la paix et l’amitié, si je ne peux pas accepter mes amis et mes ennemis, tout ce que mes yeux ont vu et tout ce que mes sens ont découvert, avec moi ». Comment puis-je trouver la force de me débarrasser de mes amis et de mes ennemis de manière à les accepter ? Ce serait pardonner, mais on ne peut pardonner que si l’on est pardonné. A l’instant où tout est accepté dans « la paix et l’amitié », une vie peut être changée. Quelle vertu doit-il y avoir dans notre demande pour nous accorder cette grâce?, et quelle « purification de la raison de notre repentir?»5

Personne ne pourrait le dire. Tout ce que nous savons, c’est qu’à cet instant, nous sommes libres, nous avons été pardonnés et nous pouvons pardonner, le pardon peut passer aux autres à travers nous. 

Un chant religieux dit : 

C’est moi, c’est moi, ô Dieu 

qui a besoin d’être prié 

Ce n’est pas mon père, ce n’est pas ma mère, c’est moi. O Dieu

Ce n’est pas ma sœur, ce n’est pas mon frère, c’est moi, ô Dieu. 

Ici, l’envie de prier. 

Ici, nous aspirons à la prière.

Aucun autre endroit ne permet d’affronter la possibilité de pardonner et d’être pardonné. C’est moi qui ai besoin de la prière et il n’y a pas d’autre moyen que de dire : « Seigneur, prends pitié de moi ». Je suis ouvert à ce don, à cette grâce que je ne mérite pas et dont je ne peux que rendre grâce. Dire « pardonnez-nous comme nous pardonnons » me fait comprendre quelque chose qui va au-delà de la cause et de l’effet. Cela signifie que nous devons d’abord pardonner pour être pardonnés. Ou peut-être qu’il y a un acte réciproque simultané, un moment donné d’échange entre l’humain et le Divin. Qu’est-ce que j’ai à offrir ? Je ne sais pas, mais je sais que parfois quelque chose émane de moi, et que parfois, mais pas toujours, le don se produit.

Il existe un poème qui traite du pardon et de l’apaisement, sans utiliser ces mots. Il s’agit de La complainte du vieux marin6 . Ce poème est si vivant qu’il nous fait presque visualiser un échange entre les niveaux (dans le cas où nous reconnaissons leur existence), que nous pourrions appeler le processus de transformation.

Mise à part ce que Coleridge a pu vouloir transmettre dans ce poème magnifique et complexe sur le mystère et le drame des mondes spirituels, sa véritable résonance pour moi, et j’en suis sûr pour beaucoup d’autres, provient de l’expérience humaine universelle du péché, du remords et de la pénitence, ainsi que de la description du moment du pardon divin.

Le marin, par désintérêt, peut-être pour montrer son habileté ou pour l’une des raisons qui nous poussent à agir de manière automatique, tire sur un albatros amical, presque apprivoisé, qui suit le navire. Comme beaucoup d’entre nous dans des circonstances similaires, les autres équipiers sont d’abord horrifiés, puis approuvent le meurtre ; en essayant de pardonner ce qui ne devrait pas l’être, ils partagent la culpabilité du marin. Plus tard, lorsque le bateau est à la dérive et que leur vie est en danger, ils attribuent le malheureux événement à cette action et suspendent la carcasse de l’oiseau au cou du marin en guise de reproche. Après un « temps oppressant », sans eau, sous un soleil brûlant, les membres de l’équipage meurent de soif les uns après les autres, jusqu’à ce que le marin reste seul, dans son horreur et sa souffrance.

Seul, seul, je restai debout, tout seul, tout seul,

Sur la vaste, la vaste mer,

Et pas un saint n’eut pitié de ma pauvre âme à l’agonie.

Tant d’hommes, tant d’hommes si beaux !

Ils gisaient là, tous morts,

Et mille choses visqueuses vivaient autour ;

Et moi aussi je vivais !

Je regardai la mer en putréfaction,

Et détournai mes yeux de ce spectacle.

Je les reportai sur le pont du vaisseau,

il était également en putréfaction ;

sur ses planches gisaient les corps morts de mes camarades.

Je regardai le ciel et voulus prier ;

mais avant qu’une prière s’élançât de mes lèvres,

un méchant murmure m’arrivait et faisait

mon coeur aussi sec que la poussière.

 Et c’est alors que le miracle se produit : au lieu des « choses dégoûtantes qui rampent sur la mer agitée », au lieu des couleurs de l’océan et des phosphorescences qui lui semblent être des « flammes de mort » et des « huiles ensorcelantes », il y a soudain un mouvement intérieur et le marin voit tout différemment. Il voit au-delà de lui-même et de sa situation présente. 

Au-delà de ce reflet, 

J’aperçus des serpents d’eau; 

Ils se mouvaient dans des voies de clarté blanche,

Et quand ils dressaient leurs têtes au-dessus de l’onde, 

Une lumière fantastique s’en détachait en blanches étincelles.

Passaient-ils dans l’ombre du vaisseau, 

J’admirais encore leur riche parure, 

Leurs belles robes bleues, vert lustré et couleur de velours noir. 

Ils nageaient, louvoyaient, et chacune de leurs traces 

Était un éclair de feu d’or.

Ô heureuses choses vivantes !

Nulle langue ne peut exprimer leurs beautés ! 

Un élan d’amour jaillit de mon cœur ; 

Je les bénis soudain. 

Il est sûr que mon bon patron avait pitié de mon âme ; 

Je les bénis soudain.

Au même instant, je pus prier. 

De mon cou libre tomba l’albatros, 

Et l’oiseau s’enfonça 

Comme un plomb dans la mer.

Il est libéré, il dort et la pluie arrive. Il est pardonné. Mais comme tout le monde, il doit assumer les conséquences de son acte. Comme tout le monde, il doit assumer les conséquences de son acte. Il a causé la mort de ses compagnons ; et

L’angoisse, la malédiction dans lesquelles ils étaient morts 

Étaient toujours exprimées par leurs regards.

C’est à lui de supporter cela et de réparer ce qu’il peut.

Lorsque le marin est sauvé par une série d’événements miraculeux et qu’il rentre chez lui, il est pris d’une « agonie d’angoisse » qui l’oblige à revivre et à décrire toute son expérience : d’abord au saint qui l’a aidé à sauver sa vie et à regagner la terre, puis, au cours de ses pérégrinations ultérieures, à tout étranger en qui il reconnaît le besoin d’entendre son histoire. Chaque fois qu’il raconte l’histoire, il la revit, à la lumière d’une nouvelle compréhension. Il sait maintenant ce qu’il ne savait pas auparavant, il comprend la nécessité et le pouvoir de l’amour pour la vie et, après chaque récit, il se sent à nouveau « libre ». Il doit encore payer, mais il est déjà sur la voie de la libération.

  « Délivre-nous du mal, car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ». Prendre vraiment conscience du royaume, de la puissance et de la gloire, savoir qu’ils font partie de Dieu (c’est ce que semble nous dire le marin), voir leur beauté, ne serait-ce qu’un instant, et ressentir de l’amour pour eux, voilà la porte qui peut s’ouvrir pour nous sauver. 

Il prie le mieux, celui qui aime le mieux 

Toutes choses, grandes et petites…

 Et tout en continuant à payer pour son péché, il renouvelle son approche – qui doit toujours être renouvelée – de la connexion avec la vie ressentie en un instant et maintenant désirée plus que jamais. Il se souvient de son goût et reconnaît avec certitude l’obscurité de son absence.

  1. Article de Mme D. M. Dooling – This Word Forgiveness – The past transcended, publié par la revue Parabola, Forgiveness Vol. XII No. 3. Tiré et traduit de la revue Parabola avec l’autorisation des auteurs. Publié pour la première fois en espagnol dans le magazine ojodeagua, 1991, volume IV, n° 8 – La Libertad. ↩︎
  2. Colombien, collaborateur des traductions de l’anglais vers l’espagnol pour la revue Ojodeagua jusqu’à sa mort. ↩︎
  3. Chaque Fois que l´Aube Paraît. René Daumal. ↩︎
  4. Chaque Fois que l´Aube Paraît. René Daumal. ↩︎
  5. « Little Gidding » des Quatre Quatuors. T.S. Elliot. ↩︎
  6. Les citations de « Old Sailor » sont extraites de The Poems of S.T. Coleridge. Londres : Oxford University Journal, 1927. ↩︎

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